Nous sommes tous des moutons

Nous sommes tous des moutons

Étudiant.e.s, encore un effort si vous voulez favoriser l’accès à l’éducation --- un texte d'Anne Archet

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Lettre ouverte qu’avait adressée Anne Archet aux manifestants étudiants lors du printemps érable de 2012, non pas pour les encourager, mais plutôt pour leur faire prendre conscience de leur méprise au sujet du but de leur combat. Texte tiré de son livre Contre-feux et autres textes, disponible volontairement gratuitement, entre autres, sur son site :  Anne Archet – Écrivaine mineure et nuisance mineure

 

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Ceux et celles qui me connaissent savent que je m’abstiens, la plupart du temps, de commenter les mouvements de revendication. Il se trouve que je suis une romantique incurable que le spectacle plein de grâce et de beauté d’émeutiers lançant des roches aux flics, de rues barricadées et de banlieusards pestant parce que le pont est bloqué comble de bonheur, quelle que soit la nature des revendications des révoltés qui, ma foi, restent bien accessoires – je reste même persuadée que moins il y a de demandes, mieux c’est. Et puis, qui suis-je pour faire la leçon à quiconque ? Je ne suis pas un prof moi (du moins, je ne le suis plus).

 

Je suis toutefois un peu agacée par la rhétorique démocrate, bienpensante et larmoyante des porte-paroles attitré.e.s du mouvement étudiant (1). À les écouter, c’est un droit inaliénable que d’avoir accès au système scolaire et à fortiori à l’université. Un droit ? Vraiment ? Si on s’y attarde moindrement, on constate que la scolarisation n’est pas un droit, mais plutôt une contrainte, une obligation. Poursuivre volontairement son endoctrinement à la fac, ce n’est que prouver à tous que la petite école a fait du bon boulot. Dans ces conditions, ne pas avoir à subir l’endoctrinement scolaire devrait être perçu comme une libération et non comme une atteinte à ses droits humains fondamentaux.

 

Étudiant.e.s du cégep et de l’université, si ce que je m’apprête à vous dire vous semble énorme, stupéfiant et inouï, c’est que la douzaine d’années de scolarité que vous avez subies a fait son œuvre. Ce que je vous dis, c’est qu’en luttant contre la hausse des frais de scolarité, vous luttez pour la préservation de l’institution scolaire et non pour l’accès au savoir. Vous luttez donc pour la perpétuation des mécanismes du pouvoir, de la domination et de l’inégalité sociale. Ce que je vous dis, c’est que l’école et l’université sont des rouages de l’ordre établi qui n’ont que marginalement à voir avec l’éducation. Ce que je vous dis est bien simple : ce n’est pas la gratuité scolaire de la maternelle à l’université qu’il nous faut, c’est l’abolition de l’école, du jardin d’enfants aux études postdoctorales.

 

(Je tremble moi-même un peu, toute anar que je suis, à la lecture de ces dernières phrases. Car après tout, si je suis une décrocheuse, je reste une drop-out tardive. Comme je comprends moins vite que la majorité des jeunes du Québec, je n’ai abandonné mes études qu’en cours de rédaction de ma thèse de doctorat, ce qui démontre que ce n’est pas au nombre de diplômes qu’on évalue la lucidité et l’intelligence d’un individu. Pourtant, j’aurais dû me réveiller beaucoup plus tôt : mes diplômes en philosophie et en histoire ne valent strictement rien dans le système d’esclavage à temps partiel communément appelé « marché du travail » et les connaissances que j’ai acquises dans ces deux domaines ne proviennent que très marginalement des cours que j’ai eu le malheur de subir. N’empêche, on n’échappe pas facilement au conditionnement qui nous est imposé dès l’âge tendre et je ne fais pas exception à la règle.)

 

Le seul vrai succès historique de l’école est d’avoir fait reculer l’analphabétisme. Et encore, c’est un succès très mitigé : selon la fondation pour l’alphabétisation, 49 % des Québécois ont de trop faibles compétences en lecture pour accomplir les tâches de leur vie courante. Alors soit que l’école ne fait pas son travail, soit que l’école ne sert pas vraiment à transmettre des connaissances – et j’ai tendance à choisir cette seconde option. Car même les écoles les plus libérales restent... des écoles, c’est-à-dire des lieux où l’on transforme des individus en citoyens, en consommateurs, en main d’œuvre – autrement dit, en simple marchandise. Toutes les écoles, qu’elles soient privées ou publiques, catho ou alternatives, sont des lieux où on apprend le conformisme et l’obéissance. Et la cour d’école et le gymnase participent autant que la classe à ce processus, particulièrement pour les garçons qui y apprennent l’esprit grégaire et la soumission au chef de meute.

 

Née avec l’industrialisation, l’école moderne fonctionne comme une usine. Elle a évidemment comme but de donner aux individus les habilités élémentaires en lecture et en calcul pour qu’ils puissent comprendre ce qu’on attend d’eux dans le contexte du travail et mettre en application les procédures de production. Mais encore plus important, elle instille dans l’esprit des jeunes la discipline qui est nécessaire au travail : comment adapter son cycle de sommeil et l’heure de réveil pour se plier aux exigences du boulot, comment arriver à l’heure, apprendre à contrôler ses sphincters pour aller aux toilettes uniquement aux moments prévus à cet effet, bref, savoir être un esclave à temps partiel capable d’autodiscipline. Enfin, l’école a pour mission d’inculquer le respect de l’autorité et pousse l’élève à adopter un comportement hiérarchique de respect envers ses supérieurs et de condescendance méprisante envers les subalternes.

 

Voilà l’essence même de l’école : transformer l’individu en élément « utile à la société ». Le jeune y apprend à être un bon citoyen, c’est-à-dire à aller voter, à payer ses impôts, à aimer sa patrie et à respecter la loi. L’école produit des êtres passifs et obéissants : des consommateurs, des spectateurs, des contribuables. Et surtout, elle produit des individus cruellement en manque... d’éducation.

 

Dans ces conditions, comment se surprendre que 20 % des jeunes enseignants québécois abandonnent leur profession au cours des cinq premières années suivant leur insertion sur le marché du travail ? On leur bourre le crâne à l’université sur la noblesse de leur mission, puis on les jette dans une classe en leur demandant de faire le sale boulot d’endoctrinement et de discipline des corps qu’exige le capitalisme. Il n’y a que les saints et les individus les plus médiocres qui tiennent le coup – et nous savons tous d’expérience, pour avoir usé notre fond de culotte sur les bancs d’école, que les profs minables sont querissement plus nombreux que les saints.

 

Bref, l’école, du primaire à la fin du secondaire, n’est rien de bien plus d’une institution de contrôle servant à domestiquer les jeunes. Et que penser de l’université ?

 

Quiconque a fréquenté l’université sait qu’elle n’est que très marginalement un lieu d’apprentissage. L’enseignement y est médiocre, surtout parce que les professeurs y sont recrutés à partir de leur habilité à récolter des subventions et des contrats de recherche et non pour leurs dons de pédagogues. S’ils savent faire autre chose que réciter sur un ton monocorde leurs notes de cours en classe, cela tient de l’accident fortuit et n’a aucun impact sur l’avancement de leur carrière. Les étudiants qui veulent véritablement apprendre doivent souvent le faire à l’insu, voire malgré leur professeur qui a d’autres choses à faire, comme par exemple rédiger des projets de recherche, gérer son laboratoire et surtout pondre son quota annuel d’articles savants pour satisfaire le recteur.

 

Cette obsession de la recherche est facile à comprendre lorsqu’on sait que l’université est un moyen pour l’entreprise privée d’externaliser ses coûts de recherche et de développement et de la formation de la main-d’œuvre. La recherche, c’est long, c’est coûteux et ce n’est pas rentable. Former des employés aussi, alors mieux vaut demander à l’État et aux individus d’en payer les coûts via les universités, quitte à en financer une petite partie – car c’est toujours chic d’avoir son nom gravé sur une plaque de bronze vissée à la porte d’une salle de classe. Autrement dit, lorsqu’on augmente les frais de scolarité, on fait faire porter aux étudiants une part supplémentaire du fardeau de ces deux intrants, ce qui permet aux entreprises de mieux dégager des profits. Et qu’est-ce que les étudiants en retirent ? Pour la plupart d’entre eux, une valeur accrue sur le marché aux esclaves, si la formation qu’ils paient chèrement est monnayable – ce qui, vous le savez, n’est pas toujours le cas.

 

Enfin, l’université est le vivier des élites de la société. Certaines professions se servent des études pour se protéger de l’accès de racaille et des gueux – la médecine, le droit et le génie en étant des exemples flagrants. Les cas d’ascension sociale par la fréquentation de l’université sont anecdotiques, mais assez fréquents pour entretenir la fiction d’une société méritocratique où grimper les échelons est possible si on y met les efforts. Plus fondamentalement, l’université produit les intellectuels organiques du capitalisme : des gens qui, comme le dit si bien Noam Chomsky, forment une sorte de prêtrise séculière, dont la tâche est de soutenir les vérités doctrinales de la société. Alors ceux et celles qui s’imaginent que l’université est la fameuse tour d’ivoire où des moines-savants se consacrent à avec abnégation à l’avancement de la science seraient priés de descendre de leur beau nuage tout blanc.

 

Étudiant.e.s, encore un effort si vous voulez favoriser l’accès à l’éducation. Vous êtes déjà dans l’enceinte de l’université, donc dans une position privilégiée pour la faire imploser. Investissez-la comme on investit une citadelle. Déscolarisez dès maintenant l’université et transformez-la immédiatement en véritable lieu de savoir et d’éducation. Boutez hors de ses murs les doyens, les recteurs, le garde-chiourme et ces pauvres types qui se disent professeurs et qui sont indignes de votre révolte, de votre soif de connaissances, de votre désir de vivre. Ouvrez grandes ses portes à tous ceux et celles qui ont cette soif, à tous ceux et celles qui respectent vraiment le savoir, c’est-à-dire qui le transmettent librement, comme le don précieux qu’il est.

 

Étudiant.e.s, encore un effort si vous voulez lutter contre l’ignorance, les préjugés et la soumission irrationnelle à l’autorité. Pensez aux plus jeunes générations, à tous ces enfants qui subissent en ce moment même le viol abominable de la fréquentation scolaire. L’horreur scolaire doit cesser. Il faut mettre fin aux conditions sociales qui la rendent possible. Vous êtes déjà dans les rues, profitez-en pour vous réapproprier ce que l’école vous a honteusement volé. Oubliez les cours, donnez libre cours à votre imagination, à vos désirs. Ne soyez pas accommodés, ne soyez pas satisfaits, ne soyez pas apaisés tant que vous n’aurez pas retrouvé le contrôle de votre propre vie, tant que la société dans son ensemble ne sera pas un lieu d’éducation et d’apprentissage perpétuel, du berceau à la tombe.

 

Tant que nous ne serons pas délivrés des chaînes qui nous clouent au sol.

 

Tant que nous ne nous serons pas maîtres et souverains de notre existence.

 

(1) Ce texte fait référence à la grève étudiante québécoise de 2012 – ou printemps érable –, la plus longue et la plus imposante de l'histoire du Québec et du Canada, contre l'augmentation projetée des droits de scolarité universitaires pour la période 2012 à 2017 dans le budget provincial 2012-2013 du gouvernement du Parti libéral de Jean Charest.

 

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Anne Archet (Wikipédia)

 

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Photo : site  Babelio

 

Pionnière du web québécois, Anne Archet publie des récits érotiques et des textes anarchistes polémiques depuis la fin des années 1990. De 2008 à 2014, elle publie des récits érotiques (Histoires d’Ooooh) dans le magazine FA. Son activité d’écriture se concentre sur le site Lubricités (depuis 2003) consacré à la littérature érotique et sur Le blog flegmatique d’Anne Archet (depuis 2008) où elle publie des textes anarchistes et féministes. Depuis , elle tient un feuilleton intitulé Vie de licorne, un « web-roman à l’eau de rose qui raconte en dialogues l’histoire d’amour d’un trio polyamoureux ». 

 



25/08/2022
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