Nous sommes tous des moutons

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Décrocher des études ? Pourquoi pas ?

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Toutes les sociétés n’ont de cesse de s’inquiéter du fameux « taux de décrochage ». Un taux élevé de décrochage est synonyme de catastrophe nationale qu’il faut absolument enrayer. Et pourtant, en agissant de la sorte, nous forçons les jeunes à prendre des décisions qui les engagent pour tout le reste de leur existence alors qu’ils n’ont encore que 16-17 ans. Cessons de les stresser avec nos propres peurs, et donnons-leur un peu de mou.

 

par Ivanhoé

mis en ligne le 9 août 2019

 

Tout le monde, sans exception, est passé par là. Et ceux qui sont devenus des parents ont également obligé – ou obligeront nécessairement – leurs progénitures à passer eux aussi par cette étape incontournable de l’existence. Incontournable et dramatique, dans un sens, étant donné toutes les conséquences qu’elle entraine à long terme.

 

Car voilà bien, encore une fois ici, un paradigme de plus auquel tout le monde doit se soumettre parce que « c’est comme ça », et « qu’on ne peut rien y faire ». Lequel ? Celui de devoir décider de son avenir professionnel alors que l’on sort à peine de l’enfance.

 

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Je me souviens moi-même de cette période charnière de ma vie, et ce, même si cela remonte à plus de cinquante années en arrière. Et si je m’en rappelle à ce point, c’est à cause de l’erreur que j’ai alors commise (mon choix de carrière) et qui a eu des répercussions négatives pendant tout le reste de mon existence. Mais je ne veux pas parler du contenu de cette erreur-là. Non, je désire plutôt expliquer le contexte…

 

Étant donné que le primaire comprenait 7 années à l’époque, de ce fait, j’avais 15 ans en secondaire 3 quand il a fallu que je me penche pour la première fois sur cette (très) importante décision. Aujourd’hui, les jeunes n’ont que 14 ans lorsqu’ils sont eux-mêmes rendus à ce niveau.

 

On s’entend-tu pour dire qu’à 14 ans, ben, « on a encore la couche aux fesses », comme on dit. À tout le moins, c’est l’âge où l’on commence à peine à se confronter aux vrais problèmes de la vie. Du genre : comment attirer l’attention de l’autre sexe tout en contrôlant sa libido naissante ; comment devenir populaire au sein de son groupe d’amis ; comment se débarrasser de ses affreux boutons dans la figure…

 

J’avais donc 15 ans, oui, lorsque j’ai dû penser sérieusement à mon avenir professionnel, c’est-à-dire à la profession que je voudrais éventuellement occuper pour gagner ma pitance jusqu’à ma retraite ; autrement dit, à organiser mon plan de carrière

 

Mais relativisons un peu… En secondaire 3, ce n’était pas encore dramatique. L’heure de la décision finale n’avait pas encore sonné. Mais il me fallait néanmoins déjà choisir quelques cours en fonction de ce futur nébuleux. Heureusement, comme je n’avais pas trop de mal à apprendre par cœur, je pouvais ainsi ingurgiter mentalement un tas d’infos, les oublier tout de suite après l’examen, et sauter ensuite aux sujets suivants. Je m’inscrivais donc dans toutes les « matières fortes » pour m’ouvrir toutes les portes du cégep et de l’université, au cas où.

 

Tout le monde n’avait pas cette chance : ceux qui avaient des difficultés avec le par cœur, ou qui n’étaient pas motivés (ils étaient légions) voyaient déjà leurs possibilités d’avenir se rétrécir très rapidement.

 

Mais le temps a passé vite en titi… Secondaires 3, 4 et vlan, le 5 ! Et l’heure de l’inscription au cégep était arrivée. Là, c’était du « vraiment sérieux ». Je n’avais alors que 17 ans, mais les jeunes d’aujourd’hui n’ont que 16 ans ( ! ), eux, parvenus à ce même niveau du processus.

 

Et puis, à partir de cet instant, tout s’enchaine : les fameux plans de carrière ne sont souvent que plus ou moins définis (à 16 ans, qu’espère-t-on ?), mais qu’à cela ne tienne : la machine happe quand même les jeunes et les entraine désormais dans ses engrenages huilées pour les former, les formater, les rendre bien conformes à ce que la société s’attend d’eux. Et tout cela ne prend que très peu de temps (entre un et cinq ans).

 

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Pour certains, cela va très rapidement, donc : les jeunes qui jettent leur dévolu sur les métiers professionnels, par exemple, sont formés et aptes au travail dès l’âge de 18-19 ans. À partir de ce moment-là, et s’ils ont eu la chance de ne pas s’être trompés dans leurs décisions, ils se lèveront désormais tous les matins pendant une quarantaine d’années à faire virer l’un des micro rouages du système dans le métier qu’ils ont choisi. S’il s’avère qu’ils s’étaient fourvoyés dans leur choix, ils auront alors une autre énorme décision à prendre éventuellement : continuer quand même sur leur lancée en étant malheureux, ou tout quitter et recommencer en neuf. Très peu le feront. La plupart se résigneront à demeurer dans le même bateau jusqu’à la fin (jusqu’à la retraite) étant donné les acquis accumulés et tous les problèmes qu’un « retour en bas de l’échelle » engendrerait.

 

Pour ceux qui ont opté pour une profession technique, ils se retrouvent quant à eux à se lever tous les matins pour « gagner leur vie » vers l’âge 20-21 ans. Ceux qui se sont rendus à l’université ont pour leur part quelque chose comme 22-23 ans à l’obtention de leur diplôme. S’ils se sont trompés dans leur choix de carrière, ceux-ci auront encore bien plus de mal que les précédents à décider de tout laisser tomber. Cela tient bien sûr à tout ce temps qu’ils ont investi et – souvent – aux prêts qu’ils n’ont pas terminé de rembourser.

 

Voilà.

* * * * *

 

N’est-ce pas terrible ? Ça l’est, effectivement.

 

Pourquoi tant de précipitations ? Qu’est-ce qui presse tant que ça ?

 

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Pourquoi obliger les jeunes à décider leur future carrière à un âge si précoce ? Ils n’ont que 16 ans, bon sang !

 

Ils sont encore mineurs au sens de la loi. Ils n’ont encore aucune expérience de vie. Ils n’ont eu encore à prendre aucune responsabilité, à part peut-être d’avoir occupé quelques jobines de gamins à temps extrêmement partiel. Les seuls obstacles qu’ils ont eu à affronter sont – peut-être encore – des échecs à quelques examens, des problèmes d’estime de soi vis-à-vis leurs copains et des peines d’amourettes. Ils ne connaissent que très confusément leurs aptitudes et leurs intérêts. Ils n’ont aucune idée pratique des métiers et professions, des salaires, des débouchés et du marché du travail en général…

 

Et on exige d’eux – ils ont 16 ans, je le rappelle – qu’ils prennent l’une des décisions les plus importantes de toute leur existence. Une décision qui engagera les quarante prochaines années de leur présence sur Terre.

 

Vu comme ça, avouons que c’est un non-sens.

 

Un non-sens que le système éducatif et que la société dans son ensemble – leurs parents inclus – les incite néanmoins à adopter.

 

Sans doute qu’avant, cela en avait un – un sens. Il fut un temps, en effet, où les enfants commençaient à travailler à un âge très précoce – ce qui se fait encore d’ailleurs couramment dans les pays sous-développés. Les contingences économiques les y contraignaient : c’était en fait une question de survie pour les familles.

 

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Cette situation ne s’est pas vraiment modifiée avec l’avènement de l’industrialisation. Les emplois étant non spécialisés, tous pareils, et les familles – nombreuses – devant être nourries, les enfants commençaient de ce fait à travailler dès leur plus jeune âge pour rapporter du blé à la maison : le contexte financier familial les y obligeait.

 

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Le temps a passé, les époques ont changé, la situation économique s’est transformée, le marché du travail s’est métamorphosé, les familles ne sont plus aussi nombreuses qu’avant et elles ne sont plus en état de survie, les emplois « de bras », répétitifs, robotisés, se sont raréfiés, mais… Mais le système éducatif et toute la société, eux, sont restés pour leur part avec cette vieille mentalité : à savoir que les jeunes doivent s’intégrer le plus rapidement possible dans le moule du marché du travail. Ça presse. C’est urgent.

 

Cela se comprend quand même un peu. Un tas de gens ont intérêt à ce que les jeunes intègrent rapidement ce fichu marché du travail :

 

- Le système éducatif lui-même, tout d’abord, qui est évalué par tout le monde en fonction de l’impitoyable « taux de décrochage ». Si un jeune quitte ce système linéaire avant les délais prescrits (avant l’obtention d’un diplôme), le taux de décrochage s’accroit, et c’est le scandale. À écouter autour de soi et à lire les journaux et les différents rapports sur le système éducatif, un taux de décrochage élevé est l’apanage d’une véritable société d’incultes. Alors, en effet : honte à une telle société qui permet à ce fléau d’exister et de proliférer ! Il faut donc éradiquer complètement le décrochage, et mettre de la pression pour que les jeunes planifient leur avenir le plus tôt possible. Au primaire, tiens, ce serait encore mieux.

 

- Le système capitaliste, ensuite, qui a constamment besoin de têtes et de bras supplémentaires pour faire tourner ses industries et entretenir sa productivité. Dans cette optique, plus les gens entrent tôt dans ce système, et plus ils y passent du temps avant de prendre leur retraite – ou de crever.

 

- Le même système capitaliste, encore, qui a besoin que les consommateurs dépensent – et même s’endettent, idéalement – pour faire tourner l’économie et augmenter les profits. Dans ce cas, comme dans le point précédent, plus tôt les jeunes entrent dans le système, plus tôt ils travaillent, plus tôt ils dépensent, plus tôt ils s’endettent, et mieux c’est.

 

- Et puis, le gouvernement. Pendant que les jeunes travaillent, pendant qu’ils sont occupés durant 30-40 heures/semaine, pendant qu’ils se reposent de leur journée le soir en regardant la télé, et pendant qu’ils achètent des autos-maisons-piscines, eh bien pendant ce temps-là, ils ne pensent pas à faire du grabuge et la révolution : ils se tiennent peinards. Pour le plus grand bonheur de nos dirigeants politiques qui rêvent d’une société entière de moutons de la sorte, bien dociles.

 

- Et finalement, les parents qui, disons-le aussi, ont hâte que leurs enfants soient « casés » pour 1) sentir qu’ils sont en sécurité ; et 2) pour passer eux-mêmes à une autre étape de leur vie de parents.

 

* * * * *

 

Malgré toute cette pression qui est exercée sur les jeunes pour qu’ils s’établissent rapidement et qu’ils rentrent enfin dans le moule, beaucoup de ceux-ci refusent de s’y conformer. Ils décrochent envers et contre tous. Et je leur dis bravo – pourquoi pas ?

 

Mais attention…

 

D’après ce que j’ai pu constater au fil du temps, il y a – grosso modo – trois catégories de décrocheurs :

 

1) Les décrocheurs qui sont pressés d’être libres et de faire ce que bon leur semble

 

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Ceux-là sont de vrais moutons de base, exactement comme leurs parents, mais en moins matures. Ils sont déjà de pleins pieds dans la société de consommation, impatients de faire de l’argent facile pour se procurer la tonne de biens matériels qui leur fait envie.

 

La réalité les rattrape toutefois assez rapidement. Habituellement, ils se rendent vite compte que l’argent facile n’existe pas, que les emplois qu’ils occupent sont précaires et qu’ils tournent en rond en retombant constamment à la case départ. Et ils finissent alors tôt ou tard par revenir dans le système éducatif régulier – qui lui, d’ailleurs, est fin prêt à les récupérer. Ils font leur mea culpa, demandent à participer à un programme de retour aux études, acquièrent finalement un métier en bonne et due forme, décrochent un emploi, achètent maisons-autos-piscines, et se rendent ainsi à leur retraite.

 

Du moins, au moment de leur retour aux études – et en principe –, ont-ils accumulé un peu de maturité supplémentaire, et ont-ils une idée un peu plus claire de leurs aspirations que lorsqu’ils avaient 16 ans.

 

2) Les décrocheurs qui ne trouvent aucun sens au système éducatif qui leur est imposé.

 

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Ils se demandent ce qu’ils font là, à ingurgiter des informations qui leur semblent sans aucun intérêt, et à se casser la tête à passer des examens pour obtenir une note quelconque qui ne leur permettra, en définitive, que d’ingurgiter d’autres informations qu’ils considéreront toutes aussi inutiles que les précédentes.

 

J’ai développé ce point dans l’article L’accumulation de savoirs inutiles. Je ne m’y attarderai pas, sauf pour mentionner que certains d’entre eux finissent eux également par revenir éventuellement dans le système et terminer leurs études. Mais pour eux aussi, au moins, ont-ils acquis un peu de maturité avant de prendre la décision du choix de leur avenir.

 

3) Les décrocheurs qui préfèrent vivre quelques expériences personnelles avant de se caser

 

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Ceux-là – et je les admire personnellement – considèrent qu’ils sont trop jeunes, justement, pour s’intégrer tout de suite dans ce système qui les aspirera tôt ou tard. Et ils décident sciemment de décrocher pour vivre leur vinaigrette. Du moins temporairement. Ils laissent passer un peu de temps pour profiter de leur jeunesse – quelquefois en entreprenant un tour du monde ou what ever – et pour réfléchir sérieusement sur leur choix de vie – la sagesse, quoi

 

Mais pour eux aussi, le retour aux études est quasiment toujours une inéluctabilité.

 

* * * * *

 

Bref, peu importe la raison du décrochage scolaire, et même si tout ce beau monde finit immanquablement par revenir à la case départ et se fondre dans le moule, personnellement, je me dis que cette solution est mille fois meilleure que celle de faire un choix trop précoce, à 16 ans, et de regretter ce choix pendant toute sa vie en vivant une existence mentalement misérable et malheureuse.

 

Les systèmes éducatif et capitaliste gagnent finalement sur toute la ligne au finish – comme toujours –, mais peut-être vaut-il mieux – j’en sais rien – être un mouton relativement heureux et satisfait de son sort dans ce système qu’un mouton frustré et dépressif.

 

 

Voilà les propos d’un jeune allumé qui résume assez bien le contenu de cet article

 



09/08/2019
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