Nous sommes tous des moutons

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Par Ivanhoé

Mis en ligne le 15 février 2019 

Les avantages de se comporter socialement comme un mouton, s’ils ne sont pas nombreux, sont néanmoins très puissants dans le sens d’extrêmement attractifs.

Et il est difficile de ne pas succomber à leur magnétisme. En fait, sauf pour quelques rares exceptions – et encore –, à peu près tous les homo sapiens de la Terre adoptent cette attitude à divers degrés.

Parmi ceux-ci, l’on retrouve :

- Ceux qui sont totalement inconscients de se comporter de cette façon. Ce sont les personnes les plus facilement manipulables par ceux qui les gouvernent, qui les exploitent et qui les dépouillent. Ils vont là où on leur dit d’aller, sans rouspéter. Ils font ce qu’on leur suggère de faire sans se rebeller. Ils se laissent tondre sans se débattre. Le jackpot. Pour ceux qui désirent abuser de la crédulité et de l’inertie de la masse, ils représentent en effet le pactole, la manne.

- Ceux qui sont tout à fait conscients de se comporter de cette façon, mais qui tiennent à demeurer tels quels parce qu’ils y trouvent parfaitement leur compte. C’est dans cette famille que sont regroupés la plupart des moutons nantis, qui bénéficient d’un minimum de confort et qui se complaisent à l’intérieur de celui-ci. Les exploiteurs de leurs semblables font aussi et évidemment partie de cette catégorie – même s’ils disent se situer un cran au-dessus.

- Il y a les gens qui sont plus ou moins conscients de se comporter de cette manière, qui n’en sont pas très fiers, mais qui ne font absolument rien pour agir autrement. Ils demeurent tels à cause de la peur de perdre ce qu’ils possèdent, ou encore parce qu’ils vivent dans la terreur d’être rejetés par le reste du troupeau.

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Cela dit, les principaux avantages de se comporter – volontairement ou non – en mouton sont ceux-ci…

1^er avantage : se sentir en sécurité au sein d’un groupe

Johanne souhaitait entreprendre une longue promenade en solitaire afin de méditer sur le sens de sa vie. Son objectif était de marcher environ 800 km pendant lesquels elle vivrait une sorte d’expérience mystique. N’importe quelle route dans le monde aurait alors et évidemment fait l’affaire. Mais comme des centaines de milliers de gens l’avaient fait avant elle, elle a opté pour le fameux chemin de Compostelle. Et elle est partie…   Au fil des jours, et au hasard de son itinéraire, elle a rencontré plusieurs personnes avec qui elle s’est liée d’amitié, et en compagnie desquelles elle a avalé les kilomètres. Le soir, elle a logé dans différentes auberges où elle a connu d’autres pèlerins, comme elle, et avec qui elle a partagé ses aventures quotidiennes et ses réflexions.   Pendant tout son voyage de « marche solitaire », et alors qu’il s’agissait pourtant là de son intention originale, Johanne ne s’est jamais retrouvée seule plus de deux heures d’affilée, ni durant le jour ni le soir. Néanmoins, une fois revenue chez elle, elle n’a rien regretté.   Pour dire la vérité, elle ne s’en est même pas rendu compte.

L’être humain, c’est un fait entendu, est un animal grégaire. Il recherche sans cesse la compagnie de ses semblables. Cela serait vraisemblablement dû à une habitude – devenue une véritable programmation neurologique – remontant à la nuit des temps : à l’époque de « l’homme des cavernes », en fait. 

Cette particularité extrêmement puissante de son psychisme le pousse constamment – et inconsciemment – vers ses congénères. Il n’y peut rien, car c’est ainsi que son cerveau est paramétré. Et le mot « cerveau » est à prendre à la lettre : ce « programme » se situe en effet dans une partie très profonde de sa matière grise appelée cerveau limbique.

De cette façon, lorsque nous nous retrouvons à côté d’une autre personne, et à fortiori d’un groupe, nous nous sentons davantage en sécurité. En sécurité contre quoi ? La plupart du temps, contre rien de précis – et même contre rien du tout. La raison de cette crainte est totalement inconsciente, mais elle agit très concrètement et très activement sur notre comportement.

Ainsi, en raison de cette lointaine et très longue habitude que nous avons acquise et maintenue au fil des millénaires, et même lorsque nous n’avons absolument rien à redouter de notre environnement, une force nous pousse néanmoins toujours vers nos congénères humains dans le but de nous rassurer.

Cette programmation tient en l’équation suivante :

être seul = être en danger

Le corollaire de celle croyance est la crainte d’être rejeté du groupe auquel nous appartenons. Et ce, toujours pour la même raison :

se retrouver seul = se retrouver en danger

Se conformer docilement aux normes de son groupe permet d’éviter d’en être exclu, et de vivre ainsi un pénible sentiment d’insécurité – d’angoisse chronique, même.

2^e avantage : confier la responsabilité de son bien-être à des plus puissants que soi.

Aujourd’hui était un jour important : celui des élections fédérales. Conscient de sa responsabilité de citoyen, tout de suite en sortant de son travail, Jean s’est rendu à son bureau de vote.   En entrant chez lui, il a ouvert la télé et il a écouté les commentateurs et les analystes qui y sont allés de leurs prédictions pendant toute la soirée. Puis est enfin arrivée l’heure du dépouillement des résultats et de l’annonce des vainqueurs pour chaque circonscription.   Quelques heures plus tard, Jean s’est couché, le cœur rempli de contentement : il avait gagné « ses » élections. Le parti pour qui il avait voté et en lequel il avait une absolue confiance allait dorénavant diriger la destinée de son pays pour les quatre années à venir.   Il s'est endormi en paix.

Au sein de presque tous les groupements d’animaux vivant en société – et cela est très visible chez nos plus proches cousins, les primates –, il y a pratiquement toujours un dominant et les autres qui lui sont soumis.

Le rôle du dominant comporte ses avantages et ses inconvénients. Le chef mène certes une sorte de vie de pacha, mais l’une de ses responsabilités est de protéger la communauté dont il a la charge contre les dangers extérieurs.

Pour le dominé, c’est la même chose, mais à l’inverse : sa protection est assumée par quelqu’un de plus puissant que lui – en principe. Ce qui est fort sécurisant. Mais en contrepartie, il doit se soumettre au « joug » de ce dernier.

Mais cela ne représente pour lui qu’un moindre mal – et de loin.

3^e avantage : ne pas se casser la tête avec des problèmes difficiles à gérer (ne pas avoir à utiliser son propre jugement)

Roxanne participait à une assemblée syndicale de son entreprise. Le vote de cette soirée-là était important. Il s’agissait de décider si les employés déclencheraient la grève ou non.   Le représentant syndical expliquait les dernières offres patronales. Comme c’était un peu compliqué, Roxanne ne parvenait pas à conclure si les propositions étaient bonnes ou mauvaises dans l’ensemble. Elle n’a alors écouté que plus ou moins distraitement l’orateur, et elle a patiemment attendu qu’il exprime ce qu’il en pensait lui-même.   Celui-ci a terminé en suggérant très fortement de voter contre ces offres – et pour la grève – alléguant des arguments qui, à entendre les murmures d’approbation de ses collègues à ses côtés, semblaient finalement très convaincants.   Lorsque le moment de voter est arrivé, elle s’est évidemment ralliée à la majorité.

Beaucoup de gens détestent utiliser leur jugement, et ce, à cause de plusieurs raisons qui varient d’une personne à l’autre. Car avoir du jugement, cela demande en effet :

- de fournir des efforts intellectuels difficiles ;

- d’effectuer des recherches, de collecter de l’information ;

- de procéder à des consultations ;

- de soupeser plusieurs aspects d’un problème – souvent abstraits ;

- d’analyser des pour et des contre ;

- de démontrer de l’ouverture d’esprit – de laisser ses préjugés de côté ; de tenir compte d’arguments qui peuvent heurter ses propres valeurs ;

- d’aller éventuellement à contre-courant de la majorité, et d’exposer publiquement ses conclusions ;

- de prendre des décisions difficiles – d’assumer éventuellement des conséquences négatives

Faire partie d’un troupeau et se comporter en mouton au sein de celui-ci est la stratégie par excellence à choisir pour se faciliter la vie à ce niveau-là sans paraitre démontrer de la paresse intellectuelle. Ainsi, lorsqu’une question se pose, ou qu’une décision doit être prise, il suffit :

- d’attendre que les opinions se fassent entendre autour de soi ;

- de pencher pour l’opinion du plus grand nombre ;

- d’en conclure que, puisque la majorité pense de telle façon, c’est que cela doit nécessairement être la meilleure opinion sur le sujet ;

- de l’adopter comme si elle était la sienne ;

- d’en discuter ouvertement autour de soi sans risquer d’être traité de fou.

Oui, d’accord, mais qu’arrive-t-il lorsque l’on travaille, que l’on est seul, et que l’on doit prendre une décision sur-le-champ ? Pas de panique, le jugement n’est pas toujours requis : la stratégie consiste simplement à se cantonner derrière les règlements écrits – écrits par les autres, évidemment – et à les appliquer à la lettre.

À noter que les bureaucrates et les policiers qui donnent des contraventions sont passés maitres dans l’art de s’en sortir de cette façon.

4^e avantage : rehausser son estime de soi

Fernand était extrêmement fier de sa dernière acquisition. Pour l’occasion, il avait même invité ses voisins à un modeste party barbecue dans son jardin.   Tout le monde le félicitait. Et pour cause : la piscine creusée qui trônait derrière chez lui et qu’il venait de faire installer avait un certain panache. Elle était au moins aussi grande que celle des Leclerc qui habitaient un peu plus loin. Beaucoup plus belle et spacieuse, en tout cas, que celle de tous ces gens réunis autour de lui et qui, pour la plupart, ne possédaient que des piscines hors terre.   Debout derrière son BBQ à cuire ses hamburgers, Fernand souriait de toutes ses dents : il n’était plus le seul propriétaire de bungalow de toute sa rue à ne pas avoir de piscine.   On lui parlait désormais d’égal à égal.

Adopter et s’adapter aux habitudes, aux mœurs et aux tendances de son troupeau, c’est être « in ». Et être « in » est un bienfait pour l’ego.

Cela est dû au fait qu’être « in », c’est afficher l’image du parfait mouton type de son troupeau. Cette image archétype que tous les autres moutons souhaitent également acquérir a comme conséquence d’attirer les regards d’admiration vers soi.

Pour ceux qui ont une faible estime d’eux-mêmes – ce qui est le lot de plusieurs moutons lambdas de base –, celle-ci en est automatiquement rehaussée, confortant évidemment ainsi le mouton dans son attitude.

5^e avantage : se donner bonne conscience

La maison de Louise et de Jacques avait été cambriolée pendant leur absence. Lors de la réclamation aux assurances, Louise et Jacques ont déclaré des objets qu’ils n’ont jamais possédés afin d’obtenir un montant de dédommagement plus élevé qu’ils n’auraient eu droit.   Louise et Jacques se sont mutuellement justifiés en se convainquant que « tout le monde faisait ça ». Et ils ont balayé leurs ultimes scrupules en écoutant leurs amis qui leur ont confirmé qu’ils l’avaient tous déjà fait, eux aussi, lors d’expériences semblables.

Un dernier bienfait de se comporter en mouton, mais non moins important que les précédents – s’il ne l’est davantage –, est de pouvoir accomplir une grande variété d’actions discutables sans se sentir le moindrement coupable de quoi que ce soit.

De tels gestes ne peuvent évidemment survenir que si la plupart des autres moutons du troupeau agissent de la même façon, mais c’est rarement un problème.

Excellent, en somme, pour obtenir l’absolution de ses mauvaises actions sans devoir se rendre dans un confessionnal.