Nous sommes tous des moutons

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Comme pour les lois et règlements, nous sommes également noyés dans un flot sans fin de structures hiérarchiques. Dans tous les secteurs de la société, des dominants contrôlent et exploitent systématiquement des dominés. Et le plus absurde, c’est que ces paradigmes tiennent en place parce que les dominés eux-mêmes les désirent et les entérinent ! Ce qui, avouons-le, correspond à une autre déprimante facette de notre comportement mouton.

par Ivanhoé

mis en ligne le 9 septembre 2019

Connaissez-vous les (méchants) anarchistes ?

Leur philosophie fondamentale est l’abolition totale et intégrale de toutes formes d’autorité entre les êtres humains : plus de patrons / employés, plus de chefs d’états / simples citoyens, plus de maitres / élèves, plus de propriétaires / locataires, etc. Tout le monde sur le même pied d’égalité, en tout temps, en tous lieux et en toutes circonstances.

Utopie ?

Dans l’état actuel des choses, il semble bien que cet objectif soit une véritable chimère, en effet. Et pour cause : la notion d’hiérarchie est présente partout au sein d’à peu près toutes les sociétés de la planète. Ce sont des pyramides. Et à l’instar de toutes les pyramides du monde – de celle de Gizeh, par exemple –, elles paraissent indestructibles et vouées à faire fi de l’usure de tous les millénaires.

Ce système fait partie de nos gènes d’homo sapiens, pourrait-on dire. Il nous est en tout cas rentré dans le crâne à grands coups de lavages de cerveau dès notre prime jeunesse et il nous accompagne jusqu’à notre mort.

Voyez plutôt…

— Le premier système hiérarchique auquel nous sommes assujettis apparait dès notre naissance (à la seconde près). Il s’appelle « famille ». Dominants : parents ; dominés : enfants. Mais la situation est normale, évidemment, à ce stade.

— Et cela se poursuit à la garderie (si garderie il y a) : éducateurs vs enfants. Processus qui continue d’être compréhensible, ici aussi, disons. Il n’en reste pas moins qu’il est dès lors fortement ancré dans notre cortex comme un programme informatique. Ce programme étant, grosso modo : « Nous avons besoin de maitres pour bien fonctionner. »

— Et nous voilà rendus à l’école, où notre tout premier système hiérarchique officiel s’impose soudain brutalement à nous, et sans plus se cacher, et où il commence même déjà à se complexifier – et à se durcir : ministère de l’Éducation + fonctionnaires + commissions scolaires + directeurs d’école + professeurs + aides pédagogiques vs élèves.

— Et à l’école, toujours, au sein des petits clans entre jeunes : leader vs suiveurs.

— Et dans le monde du travail, ensuite, bien sûr : patrons + sous patrons vs employés.

— Et dans la société en général : dans nos systèmes de gouvernance politique (dirigeants vs simples citoyens), dans nos religions (clergé vs fidèles), dans nos obligations citoyennes (bureaucrates + personnels du droit + polices vs contribuables)…

— Et finalement au moment de notre mort où nous allons apparemment rejoindre un autre univers d’Hiérarchies, mais Célestes, celles-là…

Ça n’en finit plus. Les systèmes hiérarchiques sont bel et bien omniprésents tout autour de nous. Comme Dieu. Vous rappelez-vous de votre Petit Catéchisme ?

Dans ce cas, vous vous souvenez sans doute de la question 2,12 : « Où est Dieu ? Dieu est partout. » C’est pareil pour les systèmes hiérarchiques : « Où sont les systèmes hiérarchiques ? Les systèmes hiérarchiques sont partout. » Quelques exemples :

Les systèmes hiérarchiques nous enveloppent. Ils sont comme l’air que nous respirons. Ils sont comme la mer pour les poissons.

Et ils sont tellement naturels à notre environnement que jamais personne ne pense même à les remettre en question (sauf les anarchistes). En fait, les moutons noirs qui osent déclarer que la société pourrait très bien fonctionner sans dominants-dominés (comme le prétendent les anarchistes) se font aussitôt regarder comme des barjos, ils se font conspuer et ils se font justement traiter… d’anarchistes ! Et d’anarchistes poseurs de bombes, par surcroit (puisque les anarchistes, par définition, sont tous des poseurs de bombes).

Comment la société pourrait-elle bien fonctionner, en effet, sans chefs pour diriger la masse d’ignorants (c’est nous, ça) qui broute en bas ? Cela s’avère tout à fait impossible : autant les cercles des bien-pensants l’affirment haut et fort, autant l’affirment également ceux qui ne savent pas penser du tout (les moutons de basse classe – nous). Sans aucun chef pour nous encadrer, le résultat serait bien sûr le désordre social immédiat, le chaos, le marasme, l’apocalypse, la fin du monde… La Terre éclaterait dans une formidable nova dont les fragments pourraient même contaminer le reste du cosmos.

* * * * *

Ce qui est étrange avec ce concept d’hiérarchies – c’est-à-dire des dominants qui dominent des dominés –, ce qui est étrange, oui, c’est que les dominés devraient normalement se révolter contre ce système. Ne serait-ce pas tout à fait naturel, en effet, que les humains qui sont tout en bas de ces pyramides d’iniquité refusent d’être contrôlés par une petite poignée d’individus qui les soumet à leurs moindres caprices ?

Eh bien, non…

Non seulement le concept d’hiérarchie est-il omniprésent dans notre univers social, mais il est en outre voulu et accrédité par les moutons d’en bas, qui en subissent pourtant les séquelles les plus douloureuses.

Eh oui : nous qui formons la base de ces pyramides, nous exigeons effectivement nous-mêmes d’avoir des bergers pour nous régenter, d’avoir des chiens de garde pour nous mordre et d’avoir des lois (édictées par les dirigeants) pour nous encadrer. Aussi invraisemblable que cela puisse paraitre, cela correspond bel et bien à notre propre volonté.

Nous sommes certes des moutons, mais nous sommes du moins des moutons qui assumons notre condition. Pour cela – et il faut nous en donner le mérite –, nous sommes conséquents, cohérents et logiques !

Pourtant, ce qui ne l’est pas du tout – conséquent, cohérent et logique –, c’est qu’en dépit de toutes ces hiérarchies qui se trouvent tout autour de nous et qui nous contrôlent – et que nous légitimons nous-mêmes –, c’est que nous nous proclamons du même coup des moutons libres ! Voilà qui est parfaitement aberrant, mais qui représente néanmoins la réalité. Il faut bien l’admettre puisque tout le monde le certifie en redressant les épaules de fierté. Tout le monde, oui : nos dirigeants, nos intellectuels et nous-mêmes, les petits moutons d’en bas.

Mais comment une société hiérarchisée de la sorte peut-elle bien, en même temps, se déclarer libre ? Par quel tour de passe-passe en arrive-t-on à ce paradoxe ?

Le tour de passe-passe en question tient au concept de démocratie. Mais pas n’importe lequel. Non, il s’agit essentiellement de celui défini par nos dirigeants et nos intellectuels et qui est galvaudé jusqu’à plus soif.

En principe, sans doute, oui, que la démocratie est à peu près synonyme de liberté. Le problème, c’est que nous ne vivons pas du tout dans une démocratie. Nous en sommes même très loin du compte (voir les articles que j’ai écrits à ce sujet).

Mais nos élites ne cessent évidemment de nous asséner le contraire. Et nous, les moutons d’en bas, fortement influencés par celles-ci, en qui nous donnons candidement toute notre confiance, eh bien, nous adhérons aussi, bien sûr, à cette vérité qui nous est martelée tous les jours, et sans jamais la remettre en question. Mais quand bien même nous le voudrions, nous en serions parfaitement incapables : qui sommes-nous, en effet, nous, pauvres petites bêtes sans cervelle, pour penser par nous-mêmes ?

En fait, lorsque nous y réfléchissons froidement, cette liberté qui nous tient tant à cœur et dont nous sommes si convaincus de posséder, consiste essentiellement à choisir nous-mêmes nos maitres : en allant voter périodiquement pour que l’un d’entre eux dirige notre nation, par exemple ; ou en choisissant nous-mêmes nos emplois (et donc nos patrons) ; ou en choisissant nos religions (et donc nos gourous)…

Nous sommes donc libres, oui. Libres de choisir ceux qui nous donnent des ordres et qui nous privent de notre liberté par le biais de toutes les lois qu’ils votent pour nous encadrer et par toutes les directives qu’ils nous imposent pour nous dire quoi faire et comment le faire (voir l’article Notre prison dorée).

Et le corollaire à ce paradigme est un autre paradigme : nous croyons en effet dur comme fer qu’avoir des maitres est le seul et unique système qui peut nous préserver du chaos social. Sans maitres pour diriger la masse d’irresponsables que nous sommes, ce serait… attention, je vais écrire ici un mot qui suscitera peut-être la panique, un mot cauchemardesque… Sans maitre pour diriger la masse, ce serait, oui… ce serait l’ANARCHIE !

À quoi avez-vous immédiatement pensé lorsque vous avez lu ce mot ? Probablement à sa définition du Larousse : « État de trouble, de désordre dû à l’absence d’autorité politique, à la carence des lois. »

Et à quoi pensez-vous à la lecture du mot « anarchiste » ? Probablement à « terroriste, poseur de bombe… » C’est le cas ?

Bref, dans la tête d’à peu près tout le monde : anarchisme = chaos social.

C’est voulu comme ça, bien sûr. Voulu par une certaine classe de la société, du moins.

Et pourtant…

Et pourtant, si nous décidions de nous transformer en êtres humains capables de penser par nous-mêmes l’espace d’un instant (c’est réellement faisable, je vous le jure), et si nous nous efforcions de nous calmer, et si nous choisissions de laisser nos préjugés de côté pendant quelques minutes, et si nous prenions la peine d’écouter ce que les concernés ont à dire sur le sujet, et si nous lisions ce qu’ils écrivent et si nous prenions le moindrement de perspectives, eh bien, une étincelle de lucidité pourrait alors apparaitre dans le creux de notre petite cervelle de mouton formaté.

Ce que proposent les anarchistes est un système de fonctionnement en société totalement nouveau, certes. Mais est-il en cela totalement utopique ? Ça, bien sûr, c’est ce que tous les gens qui sont actuellement en haut des pyramides hiérarchiques nous somment de croire en nous le rappelant sans cesse – et ce que nous gobons toujours mécaniquement.

Et la propagande des puissants ne peut pas être autrement que celle qu’ils nous servent. Bien évidemment ! Car si les anarchistes l’emportaient un jour, les pyramides s'écrouleraient. Et tous ceux qui sont en haut de celles-ci dégringoleraient en même temps qu’elles dans une hécatombe d’enfer.

Et ils se retrouveraient au ras des pâquerettes. À notre niveau, quoi. Aïe ! Et la conséquence, pour eux, serait : « Adieu pouvoir, argent, privilèges, passe-droits, honneurs, ego trips et tout le reste… »

Catastrophe, en effet.

Catastrophe en ce qui les concerne, à tout le moins.

Mais pour nous ?

Pas besoin de réfléchir à ce qui nous arriverait, nous, les petits moutons d’en bas, si une telle catastrophe survenait. Pas besoin, non, car les dominants et les intellectuels l’ont fait pour nous à l’aide de très savantes études. N’oublions pas qu’ils sont bien davantage informés que nous sur ces choses très complexes qui nous échappent nécessairement et qui nous échapperont toujours.

Selon eux, donc, l’abolition des systèmes hiérarchiques serait ni plus ni moins que la fin du monde civilisé tel que nous le connaissons en ce moment. Rien de moins.

Au mieux – et c’est là leur argument préféré –, nous laisserions la place libre aux populistes, à l’extrême droite et à tous les Talibans et les Daech de la Terre qui s’empareraient aussitôt du pouvoir. Et nous nous retrouverions illico sous une dictature sans même avoir compris comment nous en serions arrivés là.

Pensons juste à Hitler et aux Nazis qui ont profité d’une période de chaos pour s’emparer de tout un pays ! Quoi ? Hein ? Revivre ça ? Seigneur Dieu ! Non, jamais !

Au pire, retenir collectivement l’option des anarchistes – toujours selon nos dominants et nos intellos des médias – correspondrait à la destruction de l’Humanité – ce qui serait peut-être encore mieux que le scénario précédent, tout bien considéré…

Alors vu comme ça, eh ben moi, petit mouton lambda situé à la base des pyramides hiérarchiques et qui a peur de tout, je dis MERCI à tous ces gens d’élite !

MERCI à vous, oui, de nous épargner cette funeste et inéluctable finalité. MERCI à vous, très sages hiérarchies de tous les pouvoirs. Grâce à votre très précieuse gouverne éclairée, la Terre se porte merveilleusement bien en ce moment. 

Tellement bien que nous prendrions le risque de gâcher tout ça ? C'est complètement absurde ! À la guillotine, les anarchistes ! Et en prison tous ceux qui osent vous contester ! N'ayez aucune crainte, chères élites dominantes, et dormez sur vos deux oreilles dans vos draps de soie : nous retournerons tous voter pour vous remettre sur vos trônes respectifs dès les prochaines élections !

* * * *

Je produirai sûrement un jour un article sur les vilains anarchistes et leur invraisemblable et utopique théorie. En attendant, deux universitaires engagés du Québec – Francis Dupuis-Déri et Normand Baillargeon – ont écrit de nombreux ouvrages sur le sujet. J’en fais ici mention au bénéfice de ceux qui seraient intéressés à avoir une version différente de ce concept que celle dont nous abreuvent nos bons bergers traditionnels. Leurs livres sont disponibles à peu près partout.

                                                        Francis Dupuis-Déri          Normand Baillargeon

Ils ne sont pas les seuls, bien sûr, et tant s’en faut. J’en nommerai d’autres, car je reviendrai inévitablement sur ce sujet de l’anarchie l’un de ces quatre.

Petite vidéo introductive à la notion d’anarchie pour celles et ceux qui sont intrigués par cette aberration prétendant que l’on pourrait tout à fait vivre sans chefs et sans hiérarchies

(vous remarquerez à tout le moins, j’espère, la qualité artistique exceptionnelle de ce court film d’animation pourtant amateur)

Crédit : L’école du chat noir

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